Par Dorte Thorsen, directrice de la recherche qualitative et sur le genre, pour le consortium du programme de recherche « Migrating out of poverty » (MOOP), de la School of Global Studies, Université du Sussex, DPhil in African Studies, est chercheur associée au LMI-MOVIDA.
Traduction Alice Jeannelle
Note de lecture de l’ouvrage Human Smuggling and Border Crossings, par Gabrielle E. Sanchez (Routledge, 2015).
Cette critique a été originellement publiée en anglais par le réseau « Border Criminologies » le 22 juillet 2016 (lire ici) ainsi que sur le site du MOOP le 1er aooût 2016 (lire ici).
C’est avec succès que Human Smuggling and Border Crossings (Trafic d’humains et passages de frontière) défie la prédominance d’un discours qui rattache le trafic d’humains aux organisations criminelles de type mafia, à la violence extrême et à la cupidité. Gabriella Sanchez brosse un tableau de réseaux fluides d’hommes et de femmes ordinaires, qui s’engagent pour faciliter le passage de la frontière extralégale dans l’Etat de l’Arizona, aux Etats-Unis, afin de surmonter des disparités de revenus ou de lutter contre – et s’opposer à – la marginalisation structurelle. À travers une combinaison unique de connaissances solides du contrôle aux frontières et des procédures judiciaires, obtenues via son travail d’interviews des détenus pour un tribunal régional, d’une analyse critique des dossiers judiciaires et d’une recherche ethnographique de terrain, Sanchez expose les diverses activités qui composent les opérations de passage de frontières. Son travail est une contribution importante au corpus de recherche émergent, qui souligne les perspectives et les pratiques des individus qui facilitent ces passages.
L’ethnographie s’attaque de façon continue aux discours mondial et local sur le trafic et le passage de frontières extralégales, en identifiant les visions biaisées et les déformations qui ont pour but de promouvoir des politiques publiques spécifiques. Conformément aux chercheurs critiques des régimes contemporains de la gestion de la migration, Sanchez remarque que porter l’accent sur les crises humanitaires, la violence et les morts dans les zones frontalières aboutit souvent en arguments hors-contextes et a-historiques, qui échouent à prendre en compte les effets des inégalités de race, de genre et de classe. Ceci, démontre-t-elle, est particulièrement problématique dans le contexte de l’Arizona, où les inégalités raciales remontent à plus d’un siècle et sont devenues avec le temps, à des degrés divers, institutionnalisés dans les législations du travail et de l’immigration.
Tandis que la marginalisation des immigrés Mexicains pourrait soutenir l’idée qu’ils sont enclins à s’engager dans des activités délictueuses pour gagner de l’argent rapidement, la déconstruction continue par Sanchez des mythes autour du trafic enterre cette idée avant qu’elle ne s’installe dans notre esprit. Son analyse détaillée des gens facilitant le passage de frontière montre qu’ils forment un groupe hautement disparate, tout en pointant avec précision les points communs relatifs au travail et au genre. Bien que les hommes comme les femmes peuvent opérer comme recruteurs et coordinateurs, les hommes sont habituellement ceux qui s’aventurent à guider les migrants à travers les frontières et les zones désertiques, les conduire d’un point à un autre, ou à la destination finale. Les femmes tendent plutôt à travailler en lieu sûr, où elles procurent des soins et apportent un soutien aux migrants en transit, remplissant ainsi le rôle important de garantir la fiabilité du réseau.
Ces informations fournissent de nouveaux éclairages. En approfondissant l’analyse pour comprendre les dynamiques de genre en jeu, Sanchez décompose les positions structurellement différentes et les parcours des hommes et femmes Mexicains aux Etats-Unis. Elle démontre que les femmes facilitatrices du passage de frontière sont plus installées dans les zones frontalières de l’Arizona que leurs homologues masculins, et que cela leur permet de puiser dans différents créneaux du processus de facilitation. Ces créneaux réitèrent les inégalités de genre dans le salaire, mais pas nécessairement dans la position sociale. Tandis que les stéréotypes raciaux au sein des autorités et forces de l’ordre exposent davantage les hommes Mexicains aux contrôles d’identité, les femmes facilitatrices et leurs familles sont, en réalité, plus profondément affectées dans les situations de détention et de déportation. Pour les femmes, la déportation implique la séparation d’avec les enfants, tandis que pour les hommes, dont les familles restent souvent dans le pays d’origine, la déportation n’a pas le même effet.
Enfin, défiant l’idée que les trafiquant appartiennent à des réseaux criminels, Sanchez décrit le caractère social et flexible des réseaux de parents et de proches de la facilitation du passage de frontière en Arizona. La plupart des gens ne s’engage pas dans ces réseaux par cupidité, mais inscrit plutôt sa participation dans un acte de solidarité et le sentiment d’être concerné. Quelqu’un en difficulté économique peut se voir encouragé par ses proches à participer à la facilitation du passage de frontière pour surmonter son embarras, ou encore les facilitateurs peuvent permettre aux migrants de travailler au lieu de payer un prix dont ils ne pourraient s’acquitter autrement. Souvent, les facilitateurs enrôlent les migrants comme chauffeurs (c’est-à-dire comme partie prenante du processus de facilitation) et leur proposent alors un prix réduit. Ces pratiques montrent la fluidité et la flexibilité des réseaux de passages de frontière en Arizona.
Human Smuggling and Border Crossings est un compte-rendu captivant, fondé sur des recherches de terrain, montrant comment et pourquoi les facilitateurs de passage de frontières s’organisent. Sanchez encadre son approche analytique dans le débat vieux comme le monde de la structure et de l’agency, et s’en réfère au travail de Bourdieu pour souligner que les choix se font dans les interstices des limites imposées par l’habitus et des liens tissés entre les gens autour de contraintes sociales et structurelles dans la lutte pour une position sociale. Toutefois, ce débat n’est pas évoqué dans son analyse.
Son argumentaire aurait peut-être gagné à proposer une théorisation plus approfondie de la multiplicité en entrecroisant l’économie morale autour des immigrés Mexicains dans les zones de frontières de l’Arizona, et les responsabilités sociales et la réciprocité dans la communauté mexicaine au sens large, ainsi que dans les relations plus intimes. Cet angle aurait pu faire ressortir plus succinctement les contradictions de la gestion de la migration en Arizona, tel que le traitement différent des femmes et des hommes mexicains, ou accorder aux migrants irréguliers un certain degré de régularisation, tout en leur refusant une légalisation complète. Cela m’intéresserait d’en savoir plus sur les façons dont les normes et les valeurs en lien avec les inégalités de genre et de classes sont affectées par les processus de marginalisation en Arizona, et comment la communauté Mexicaine est liée aux inégalités raciales.
La lecture de Human Smuggling and Border Crossings est un remarquable contraste avec le stéréotype médiatisé du trafiquant d’humains, qui arrive à point nommé, et offre ainsi une importante contribution à la compréhension des effets des régimes migratoires dans les pays du nord. Ce livre intéressera particulièrement les étudiants en master ou dernière année de licence, les chercheurs, les journalistes et les gens qui s’intéressent à la diversité des flux migratoires, au contrôle aux frontières et à la gestion de la migration. L’ethnographie étant abordée sans jargon anthropologique, c’est une introduction simple au type de vision et au genre de détail que les études ethnographiques proposent.
Traduction Alice Jeannelle
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